Entre autres manies
saugrenues ; outre celle de nous accueillir, nous autres, horde de jeunes
fous ; notre hôte voulait toujours qu’il y ait là des bougies allumées. Jacqueline,
notre fée ancillaire y veillait scrupuleusement. Les flammes dansaient
et semblaient donner vie aux dos des ouvrages abrités derrières les hautes
portes vitrées. Je restai souvent un long moment avant d’allumer les lampes
posées un peu partout, prolongeant ainsi pendant quelques instants cette
fantasmagorie.
Les bruits de la maison
n’étaient plus qu’un souvenir, seules quelques basses profondes parvenaient par
moment à traverser les murs épais. J’étais bien. Longtemps je me suis contenté
de classiques connus, comme si une sorte de timidité m’empêchait d’aller
m’aventurer en territoires inconnus. M’intimidaient aussi les éditions
prestigieuses que je n’osai déflorer, je me contentai seulement d’effleurer du
regard ou du bout des doigts les textes des auteurs entrés en Pléiade. Les
portes de la bibliothèque seulement poussées m’invitaient à aller plus loin. Je
m’enhardissais.
Giono, découvert quelques mois
plus tôt ; nous étions en 1985 ; m’attirait irrésistiblement. Un soir
j’ai cédé à la tentation.
Le hussard sur le toit.
Confortablement encoigné dans
le canapé de cuir brun, j’ai commencé ma lecture pour ne presque plus la
quitter. Bien des années plus tard, je la poursuis toujours, et, si mon volume
n’est qu’un modeste Folio presque en lambeaux à force de lectures, tout annoté
qu’il est maintenant, il me ferait peine de l’abandonner pour le remplacer par
un neuf. Bien sûr me tente d’acquérir les œuvres complètes en l’édition de la
Pléiade, mais outre mon impécuniosité, je ne suis pas certain que je
retrouverai la magie et la complicité que j’entretiens avec mon vieux
compagnon.
Il serait trop long d’expliquer
pourquoi ce texte m’est cher, de plus il me semble que j’ai déjà bien suffisamment
abusé de votre patience si vous êtes arrivés jusqu’à ce paragraphe.
Si je me délecte à longueur de
page de la langue de Giono, il est une scène que j’affectionne tout
particulièrement.
La voici :
« Le
grenier était encore plus beau que ce qu’il paraissait être. Les fonds qu’on ne
pouvait pas voir de la lucarne, éclairés par quelques tuiles de verre
disséminées dans la toiture, et sur lesquelles à cette heure frappait le soleil
couchant, étaient baignés d’un sirop de lumière presque opaque. Les objets n’en
émergeaient que par des lambeaux de forme qui n’avaient plus aucun rapport avec
leur signification réelle. Telle commode galbée n’était plus qu’un ventre
recouvert d’un gilet de soie prune ; un petit saxe sans tête qui devait
être à l’origine un ange musicien était devenu par l’agrandissement des ombres
portées, par le vif éclat que la lumière donnait aux brisures de sa
décollation, une sorte d’oiseau des îles : le cacatoès d’une créole ou d’un
pirate. Les robes et les redingotes étaient vraiment réunies en assemblées. Les
souliers apparaissaient sous des franges de clarté comme dépassant du bas d’un
rideau, et les personnages d’ombres dont ils trahissaient ainsi la présence, ne
se tenaient pas sur un plancher mais comme sur les perchoirs en escalier d’une
vaste cage de canaris. Les rayons du soleil dardés en étincelantes
constellations rectilignes de poussière faisaient vivre ces êtres étranges dans
des mondes triangulaires, et la descente sensible du couchant qui déplaçait
lentement les ronds de lumière les animait de mouvements indéfiniments étirés
comme dans l’eau tiède d’un aquarium. Le chat vint saluer Angélo, s’étira
aussi, ouvrit une large bouche et émit un miaulement imperceptible. »