Seul locataire d’un vieil
immeuble coincé entre une agence de la Banque Populaire de l’Ouest et une
mercerie fermée depuis des années, Yann perchait dans un deux pièces près de la
gare, un quartier déshérité de Saint-Yvers à quelques encablures d’Houlgate. Un
bled un peu glauque, presque mort à cette période de l’année. Le pavé toujours légèrement
gras des embruns de la mer toute proche, les rues à angles droits dessinant un
labyrinthe ordonné, les villas aux fenêtres aveuglées depuis la fin de la
saison ajoutaient ; s’il en était besoin ; à cette impression de
ville morte. Et tout ce sable, un tapis sans cesse en mouvement qui peu à peu
recouvre cette petite station balnéaire fanée d’une chape sourde.
Yann aimait à errer tard le
soir à la lisière des voies, regarder le va et vient des quelques rares trains.
Des trains comme autant de possibilités d’évasion. Oublier le poids des
journées interminables passées à côtoyer toutes les variations des turpitudes
humaines.
S’oublier.
Au gré des vents capricieux il
était parfois enveloppé d’odeurs d’iode mêlées à certains coins de rue à celles
plus fortes de pisse, des odeurs auxquelles il s’était habitué. Lui ;
l’enfant des cités qui n’avait eut comme horizon que les barres d’immeubles, que
les pelouses râpées comme terrain de jeu, plus tard au
temps des premières mobs que les allées de béton comme piste de course, les
caves aussi où il avait connu ses premiers émois amoureux ; tournait
délibérément le dos à la mer, fuyait l’immense étendue des plages à marée basse.
Quelque temps après avoir
emménagé à Saint-Yvers il avait pris l’habitude chaque soir, son dîner de
hasard à peine englouti, de quitter son appartement pour marcher. Des marches
sans but. Presque sans but.
Juste marcher jusqu’à épuiser
la fatigue.
Sa longue carcasse d’ombre
errante n’inquiétait plus personne. Cela faisait plusieurs mois maintenant
qu’il parcourait les rues désertes, toujours le même itinéraire. Plusieurs mois
que les quelques rares personnes croisées ne s’offusquaient plus, quand trop
absorbé par ses pensées, Yann négligeait de les saluer.
Invariablement ses pas le
conduisaient au seuil de L’Européen. Dernier bistrot ouvert à cette heure
avancée de la nuit. La taulière, une blonde sur le retour ; un peu pute
aussi aux heures perdues ; l’attendait perchée sur son tabouret derrière
le comptoir. La salle faite, Yann serait son dernier client avant qu’elle
puisse baisser le rideau de fer.
Ils étaient tout deux arrivés
à cette heure où les mots ne comptent plus. Deux solitudes dans la brume
rougeâtre des néons. Il venait là par habitude chercher sa dose d’oubli.
Il réchaufferait d’abord l’ambre
aux reflets rouges dans le creux de ses paumes, garderait longtemps en bouche
la première gorgée, savourant les notes de tabac surlignées d’une pointe
d’huile de clou de girofle. Un rituel comme un prélude amoureux avant de sentir
la chaleur de la douce morsure de l’alcool dans sa gorge.
Quelques centilitres d’oubli
qu’il s’accordait chaque soir.
Glendronach 1972. Son seul
luxe.
Des bouteilles importées à
prix d’or qu’il s’oblige à laisser là dans cette gargote de peur de céder une
fois encore à ses anciens démons. De céder à l’ivresse folle qui lui avait valu
trois ans plus tôt d’atterrir dans ce bourg perdu.
Putain de placard !
Sorti major de sa promo, promis
à un brillant avenir aux stups à la DRPJ de Paris, il avait vu sa carrière
s’écrouler un soir. Une arrestation comme tant d’autres, le tox qui résiste, la
course à travers les rues. Athlétique, le muscle sec, Yann avait cependant un
mal fou à rattraper l’individu. Il sentait battre son cœur dans sa gorge, l’air
inspiré à grandes goulées avides lui brûlait les poumons. Penser que ce mec
pourrait lui échapper le mettait dans une rage incontrôlable, animale. Jamais
encore il n’avait ressenti de haine pour ceux qu’il coinçait. Seulement un jeu.
Un jeu auquel il gagnait souvent.
Pourtant cette fois il perdait
du terrain.
Un peu plus tôt dans
l’après-midi il s’était une fois de plus embrouillé avec Steph, le ton était très
vite monté. Pour des broutilles. Leurs disputes étaient de plus en plus
fréquentes, de plus en plus violentes aussi. Ce n’était pas tant la violence
physique ; il n’avait jamais levé la main sur elle ; que la gifle des
mots de plus en plus durs dont il l’accablait qui l’avait fait quitter leur
appartement en claquant violemment la porte. La violence verbale et la honte.
La honte surtout.
Arrivé en bas de chez eux, il
était resté un long moment comme hébété, il ne comprenait pas, ne se comprenait
plus. Il l’avait pourtant aimée, passionnément. Depuis les gradins de la fac de
droit où ils s’étaient rencontrés six ans plus tôt, ils ne s’étaient plus
quittés. D’abord ils avaient partagé une piaule d’étudiant minable sous les
toits, l’eau et les chiottes sur le palier. Une mansarde où ils s’étaient
apprivoisés gentiment. Patiemment.
Pourtant par moment Yann
sentait que Steph lui échappait. Trop belle, d’une beauté presque
aristocratique.
A plusieurs années de distance
il restait étonné que cette grande fille au teint mat et aux yeux presque
transparents à force d’être bleus se soit intéressée à lui. Ce n’était
cependant pas pour sa beauté qu’il la désirait ; parfois violemment,
parfois jusqu’à la douleur ; non, c’était surtout parce que d’autres
pouvaient la trouver belle et la désirer qu’il la trouvait belle. Il ne
désirait que le désir qu’il avait d’elle. Il jouissait de la douleur de se
refuser à elle. Un paradoxe qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Il était jaloux aussi de la sentir
intelligente. Jaloux de la grâce qu’elle mettait en toute chose.
Il s’était réfugié dans un
troquet et s’était enquillé petit verre sur petit verre jusqu’à ce que le
barman finisse par refuser de le servir. Ivre, il avait tout de même pris son
quart de nuit. L’alcool était devenu son ami depuis des mois, une descente aux
enfers que la fréquentation des lieux louches et de tout ce que compte la
capitale de types branques ne faisait que précipiter.
Yann s’essoufflait, une
vieille douleur au genou, souvenir de ses années de rugby, se réveillait. L’homme
allait lui échapper. Un petit poisson qu’il finirait bien par retrouver un
jour. Après tout Paris n’est qu’un petit village.
Il allait presque lâcher l’affaire
quand le mec broncha dans un amas de cartons. En quelques secondes Yann fut sur
lui. L’autre, pris au piège tentait de se débattre, de s’enfuir encore. Deux
corps animés de fureur.
Fou d’alcool Yann frappait
l’homme à terre, on entendait le son mat des coups flétrir les chairs, les
souffles rauques de bête. D’un dernier coup de pied il lui fracassa la
mâchoire.
Fin du match.
Grâce à ses états de service
jusque là irréprochables et au coup de pouce de son mentor aux stups, Yann
avait échappé à la révocation.
Direction Saint-Yvers.
Purgatoire.
Trois ans déjà.
Yann avait été surpris un soir
de s’apercevoir qu’il aimait l’ambiance du rade pourri.
L’Européen, tu parles d’un
blaze !
Il y avait sa place, toujours
au bout du zinc ; une vieille habitude ; voir entrer les clients, un
automatisme acquis à force de côtoyer les petites frappes dans sa vie d’avant, pouvoir
les jauger d’un coup d’œil. Un tic inutile à Saint-Yvers.
Il appréciait ce moment de
presque solitude. Il n’y avait qu’Ismaël, un vieux pochetron pour venir parfois
troubler sa quiétude.
Solitude avinée pour l’un,
solitude amère pour l’autre.
Il n’avait eut depuis Steph
que quelques filles d’une nuit. Des jeunes femmes toujours surprises de trouver
son appartement quasiment vide. Les murs blancs, vierges de toute déco. Une
sorte d’ascétisme qu’il cultivait en repeignant régulièrement les parois de sa
prison. Un peu comme si les couches superposées de peinture pouvaient effacer
le passé.
Yann ne se souvenait jamais de
leur prénoms, elles partaient juste le matin, elles s’évanouissaient dans les brumes
venues du large. Tout comme peu à peu les traits de Steph s’effaçaient de sa
mémoire. Oubliées aussi les fringales qu’il avait d’elle aux premiers temps de
son exil.
Tout avait marché de travers
aujourd’hui : des vagues histoires de querelles de voisinage, de chiens
qui aboient la nuit.... Une kyrielle de pneus crevés. Sans doute des gosses du
coin qui s’emmerdaient un peu.
L’ennui total !
Depuis qu’il était dans le
coin, Yann ne l’avait jamais vue. Que pouvait bien foutre cette fille dans ce
bled un soir d’hiver ?
Plongée dans son ordinateur,
elle ne l’avait pas vu entrer. Ce n’est que lorsque son téléphone s’est mis à
sonner et qu’elle s’est penchée pour attraper son sac à ses pieds que leurs
regards se sont accrochés.
Un autre possible
José
Defrançois
Saint-Hilaire-Cottes
Novembre 2015
Texte
initialement publié chez François Bonneau dans le cadre des Vases Communicants
de novembre 2015.
Merci à Sylvie, l'aimable taulière du "Temps d'une pause" à Arques, de s'être gentiment prêtée au jeu des photos.
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