Invisible.
Des semaines que ce mot m’obsède,
il ne se passe presque pas d’heure sans que je ne me le répète, je me lève avec
ce mot en tête, il résonne encore à mon oreille quand je m’endors.
Invisible.
Non, bien que je sois un
lecteur acharné, je ne suis pas allé du côté de chez Herbert George Wells, du
moins pas dernièrement.
Des semaines que je pense à
cette histoire.
Tout est parti d’un billet du
camarade Homer, un billet presque léger où j’ai laissé un commentaire narrant
un de mes derniers ennuis de santé. Bref, là n’est pas le fond de l’histoire.
Un peu plus tard, une femme, que je suppose jeune, laisse à son tour un
commentaire disant qu’elle n’a pas le moindre argent, que malade elle se
résoudra peut être à se rendre aux urgences, là où vont les invisibles. Je me
rends compte de la chance que j’ai d’avoir été pris en charge sans avoir à me
préoccuper du coût des soins, de ne pas avoir eu non plus à penser aux
conséquences financières de ces journées de travail perdues.
Mais celle qui a signé « Une
invisible » ? Qu’est-elle devenue ?
Un des commentateurs de
Sarkofrance parle d’un « monde parallèle », un monde dans lequel
chaque jour des gens rejoignent la cohorte des invisibles.
Invisible.
Je vais te raconter une
histoire, une histoire malheureusement banale, un de ces trucs qui arrivent
chaque jour.
Il y a quelques années j’avais
l’habitude à l’heure du déjeuner d’aller passer un moment dans un bistrot dans
le bled voisin du site sur lequel je travaillai à l’époque. Un bistrot de
village, tranquille, le taulier un peu ours mais ça ne me dérangeai pas, je ne
recherchai pas forcément la discussion à cette heure là, mais plutôt un sas en
dehors du boulot.
C’est là que je l’ai
rencontré, un jeune type, qui venait chercher des cigarettes, parfois un
journal et boire un café chaque midi. Tu sais comment se font les conversations
de bistrot, un bonjour, un mot sur le temps qu’il a fait, le temps qu’il fait,
le temps qu’il va faire. Météo de comptoir. De fil en aiguille, je l’ai mieux
connu, il m’a parlé de sa femme, de sa maison, de son boulot, un peu de sa vie.
J’ai écouté comme toujours, ne livrant moi-même que très peu. J’ai changé de
site de boulot, je ne suis plus retourné dans ce bistrot, je ne sais même pas s’il
est encore ouvert d’ailleurs. Faudrait que j’aille voir.
Je n’ai plus pensé à ce jeune
type.
Un lundi matin, quelques
années plus tard, alors que je recevais une trentaine d’intérimaires venus
renforcer nos équipes, j’ai aperçu au fond de la salle un visage familier.
Mon jeune type du bistrot.
Abimé, vieilli, un peu perdu
aussi.
J’ai continué à dérouler l’accueil
de ces nouveaux collaborateurs. Impassible, professionnel.
En surface.
Il m’a raconté son histoire un
peu plus tard. Bribes par bribes. Comment après un divorce compliqué il avait
perdu son boulot, sa maison, sa bagnole, comment il avait plongé petit à petit
jusqu’à toucher le fond. Sa résurrection s’est faite grâce aux compagnons d’Emmaüs
qui l’ont hébergé, qui ont commencé ; si tant est que cela soit possible
après une telle descente ; à le reconstruire. Il m’a raconté ce qu'avait été sa vie jusqu’à son arrivée chez nous. Je l’ai écouté chaque jour pendant, je crois,
presque un an. Sa situation s’était bien améliorée depuis son embauche, il
habitait maintenant une petite maison avec d’autres gars qui comme lui avaient
connu bien des déboires, il avait réussi à se racheter une voiture d’occasion,
une AX si je me souviens bien, la carrosserie faite de pièces et de morceaux
mais il s’en fichait bien. Il allait mieux.
Jusqu’à cet après-midi là.
Je l’ai aperçu à la prise de
poste de 13h00. Il avait le visage de celui qui a un problème. Une heure plus tard, il
partait vers une clinique de la région. Accident cardiaque.
Mon type s’est fait opérer
rapidement, les toubibs l’ont sorti d’affaire.
Ce que j’ai appris plus tard,
c’est qu’après trois jours d’hospitalisation il a été renvoyé. Pas de mutuelle.
Je t’avais prévenu, c’est une
histoire, certes pas très gaie, mais une de ces histoires qui arrivent chaque
jour.
Cela fait des jours que je me
demande ce qu’est devenu mon jeune type. Je n’en ai plus eu de nouvelle depuis
cet événement.
J’espère seulement qu’il n’a
pas rejoint, une fois encore, les invisibles.
superbe billet!
RépondreSupprimerMerci.
SupprimerTriste, banal mais beau billet.
RépondreSupprimerTellement banal, oui, que l'on ne les voit même plus, tous ceux arrêtés au bord du chemin.
SupprimerBeau billet (les mots me manquent)
RépondreSupprimerMerci ! Peu importent les mots, je crois que j'ai compris.
SupprimerBelle histoire.
RépondreSupprimerPour répondre à votre question laissée en commentaire sur notre dernier billet, oui, il s'agit bien d'une roue.
La deuxième est invisible, mais pourtant bien présente...
Bon week-end ;-)
Céline & Philippe
Rassurez moi, il n'y avait pas la voiture entière ?
SupprimerPour ces roues là non, mais il fut un temps où quelques désespérés faisaient le grand saut en voiture et les carcasses restaient sur la plage en raison des difficultés pour y accéder...
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