mardi 14 juillet 2015

Solitudes



Un vieux théâtre perdu au fond d’une ruelle sombre.

Les néons de l’affiche peinent à percer la brume de la touffeur de cette nuit d’été. Juste le halo rougeâtre qui se reflète sur le pavé qu’une averse soudaine a rendu gras. L’air épais, immobile après l’ondée, pèse sur la nuit. Un peu plus loin, les quais, vides, noirs.

Ce soir encore, ils ne seront que quelques spectateurs à affronter la centaine de mètres de cette rue perdue dans le bruissement immense de la ville. Ils savent quelle pièce s’y joue.

Une pièce ?

Ils savent que ceux qui jouent là ne sont que des écorchés. Cracheurs de feu, cracheurs de mots. Des mots qui cinglent, des mots qui disent la douleur, des mots qui vrillent. Le graillon des voix âpres transperce l’espace, saisit aux tripes dans le silence assourdissant de la salle. Chaque mot, chaque phrase est une lame qui glace les échines.
  
Conteurs sortis de nulle part, ils disent la violence d’être des effacés. Des oubliés. Ils disent la rue, les galères, les réveils brutaux quand jetés à la rue sans pitié il ne leur reste plus que l’abri incertain d’une encoignure de porte pour épuiser la fatigue.

La nuit avance, des silhouettes rares font les cents pas devant la porte à tambour du théâtre. A chaque passage la lumière crue les éclaboussent un instant révélant le rouge violent des lèvres, le noir charbonneux des yeux que les nuits hasardeuses creusent chaque fois un peu plus.

Elles préfèrent être habillées d’ombre, là où est encore l’illusion.

La grande ville va les absorber peu à peu, bientôt elles ne seront plus que traces dans quelques mémoires. Traces monnayées d’un moment d’oubli. Des solitudes mêlées qui hurlent entre des murs anonymes. La faible lumière jaune de l’unique ampoule au plafond accentue la pauvreté des chairs offertes. Les regards se détournent, cherchent derrière les vitres sales les prémices de l’aube salvatrice.

Après l’abandon, elles écoutent le premier métro qui charrie sa cargaison d’autres solitudes.

Plus loin, juste sous le pont, l’eau noire du fleuve, presque immobile, berce les rêves d’un homme. Un invisible. Recroquevillé sous quelques journaux, réfugié dans un demi-sommeil, il attend un autre matin.

Tôt, il secouera la poussière de la nuit, remontera les quelques marches, poussera la barre de cuivre de la porte du bistrot qui l’accueille chaque jour. La parole rare, il s’accordera quelques minutes de répit en dehors du temps. Le sac qui contient toute sa vie, le peu qui lui reste, est posé à ses pieds. Tout à l’heure il le jettera sur son épaule et reprendra sa marche, marcher encore. Toujours. Marcher pour se sentir vivant malgré tout. Là, au bout du zinc, muet, inaccessible aux autres clients, le regard plongé dans le noir de la tasse posée devant lui, il s’est refusé une fois encore le doux du sucre.

Comme une autre punition.

Juste l’amer du mauvais café.

Il plonge la main dans la poche de sa veste, en sort une vieille boîte cabossée, quelques feuilles. Ses doigts malhabiles que le froid a rendus gourds essaient de rouler une première cigarette.

Première béquille.

4 commentaires:

  1. Une superbe alchimie entre texte et musique/voix.

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  2. et n'interdisez donc pas les béquilles, vous les pétant de santé et bonne conscience

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    1. Loin de moi l'idée d'interdire quoi que ce soit. D'ailleurs je serai malvenu d'y songer puisque j'en fait moi-même usage et ce plus que de raison.

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