lundi 31 août 2015

Un hussard dans la #radiodesblogueurs




Lorsque me prenait l’envie de m’éloigner du tumulte permanent qui régnait dans la maison de M, j’avais pris l’habitude d’aller me refugier quelques heures dans la bibliothèque du docteur. Bien des années plus tard j’ai encore le souvenir aigu des odeurs de cette pièce magnifique. Des odeurs de cuir, de bois ciré. J’entends presque encore les lames du parquet blond vivre sous mes pas.

Entre autres manies saugrenues ; outre celle de nous accueillir, nous autres, horde de jeunes fous ; notre hôte voulait toujours qu’il y ait là des bougies allumées. Jacqueline, notre fée ancillaire y veillait scrupuleusement. Les flammes dansaient et semblaient donner vie aux dos des ouvrages abrités derrières les hautes portes vitrées. Je restai souvent un long moment avant d’allumer les lampes posées un peu partout, prolongeant ainsi pendant quelques instants cette fantasmagorie.

Les bruits de la maison n’étaient plus qu’un souvenir, seules quelques basses profondes parvenaient par moment à traverser les murs épais. J’étais bien. Longtemps je me suis contenté de classiques connus, comme si une sorte de timidité m’empêchait d’aller m’aventurer en territoires inconnus. M’intimidaient aussi les éditions prestigieuses que je n’osai déflorer, je me contentai seulement d’effleurer du regard ou du bout des doigts les textes des auteurs entrés en Pléiade. Les portes de la bibliothèque seulement poussées m’invitaient à aller plus loin. Je m’enhardissais.

Giono, découvert quelques mois plus tôt ; nous étions en 1985 ; m’attirait irrésistiblement. Un soir j’ai cédé à la tentation.

Le hussard sur le toit.

Confortablement encoigné dans le canapé de cuir brun, j’ai commencé ma lecture pour ne presque plus la quitter. Bien des années plus tard, je la poursuis toujours, et, si mon volume n’est qu’un modeste Folio presque en lambeaux à force de lectures, tout annoté qu’il est maintenant, il me ferait peine de l’abandonner pour le remplacer par un neuf. Bien sûr me tente d’acquérir les œuvres complètes en l’édition de la Pléiade, mais outre mon impécuniosité, je ne suis pas certain que je retrouverai la magie et la complicité que j’entretiens avec mon vieux compagnon.

Il serait trop long d’expliquer pourquoi ce texte m’est cher, de plus il me semble que j’ai déjà bien suffisamment abusé de votre patience si vous êtes arrivés jusqu’à ce paragraphe.
Si je me délecte à longueur de page de la langue de Giono, il est une scène que j’affectionne tout particulièrement.

La voici :

« Le grenier était encore plus beau que ce qu’il paraissait être. Les fonds qu’on ne pouvait pas voir de la lucarne, éclairés par quelques tuiles de verre disséminées dans la toiture, et sur lesquelles à cette heure frappait le soleil couchant, étaient baignés d’un sirop de lumière presque opaque. Les objets n’en émergeaient que par des lambeaux de forme qui n’avaient plus aucun rapport avec leur signification réelle. Telle commode galbée n’était plus qu’un ventre recouvert d’un gilet de soie prune ; un petit saxe sans tête qui devait être à l’origine un ange musicien était devenu par l’agrandissement des ombres portées, par le vif éclat que la lumière donnait aux brisures de sa décollation, une sorte d’oiseau des îles : le cacatoès d’une créole ou d’un pirate. Les robes et les redingotes étaient vraiment réunies en assemblées. Les souliers apparaissaient sous des franges de clarté comme dépassant du bas d’un rideau, et les personnages d’ombres dont ils trahissaient ainsi la présence, ne se tenaient pas sur un plancher mais comme sur les perchoirs en escalier d’une vaste cage de canaris. Les rayons du soleil dardés en étincelantes constellations rectilignes de poussière faisaient vivre ces êtres étranges dans des mondes triangulaires, et la descente sensible du couchant qui déplaçait lentement les ronds de lumière les animait de mouvements indéfiniments étirés comme dans l’eau tiède d’un aquarium. Le chat vint saluer Angélo, s’étira aussi, ouvrit une large bouche et émit un miaulement imperceptible. »

          Jean Giono, Le hussard sur le toit, Folio, p. 177

2 commentaires:

  1. Wilhelm Kempf, mon préféré ! La fin du 1er mouvement de la 3ème sonate pour piano de Beethoven sous ses doigts : la preuve que l'univers ne peut être qu'infini !

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    1. Si tu as feuilleté quelques unes de mes pages tu auras sans doute remarqué que je suis loin d'être un spécialiste en "musique classique" ; je mets volontairement musique classique entre guillemets tant pour moi il n'y a pas de différence entre le blues, le rock et bien d'autres courants musicaux ; il suffit que les notes me plaisent, qu'elles sonnent à mon oreille, qu'il y ait une émotion.
      Sous les doigts de ce grand maître les cordes vivent et effectivement à contempler cette perfection de jeu on ne peut, l’espace de quelques minutes, que rêver d’infini.

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